Ce livre sous-titré « San-Antonio ou la fascination pour le genre romanesque » met en lumière le procédé récurrent de la dénudation des « vieilles recettes » utilisé par Frédéric Dard qui de fait invente une esthétique moderne, libre et ludique, plus proche du cartoon que du policier.
L’irréalisme burlesque suggère une vision irrespectueuse des hommes et de leurs institutions, mais impertinente également envers la littérature et surtout envers un genre pour lequel Frédéric Dard éprouve une indéniable fascination: le roman.
Qui n’a pas un jour été attiré, dans un kiosque de gare, par l’un des nombreux volumes de poche à la couverture jaune pâle de San Antonio, promesse d’une lecture facile adaptée au trajet à venir ? « Littérature de gare », « romans mineurs », tels sont les qualificatifs qui viennent spontanément à l’esprit pour évoquer l’œuvre de Frédéric Dard.
Et si, derrière cette image communément admise, se cachait un écrivain à la plume autrement plus complexe ? C’est le propos défendu par Françoise Rullier-Theuret, chercheuse en lettres modernes et maître de conférences à la Sorbonne, dans cette critique de l’œuvre du père du commissaire San Antonio.
Celui qu’elle qualifie de « mauvais garçon des lettres françaises » serait un ovni dans les deux genres qu’il traverse : le roman populaire et celui policier.
La faute, en premier lieu, à son usage effréné de l’humour et l’ironie, qui bouscule les habitués du roman populaire. En effet, le narrateur des San Antonio n’hésite pas à marquer des pauses dans son récit, interpellant son lecteur avec tendresse ou rudesse selon son humeur, pour lui faire remarquer tel ou tel aspect de son écriture ou de l’action, instaurant ainsi un jeu de proximité fictive. En témoigne cet extrait savoureux tiré de l’ouvrage Le pétomane ne répond plus : « Mais à quoi bon te casser les roupettes avec ça. Tu te fais tellement vite tarter, sitôt qu’on s’éloigne de la calembredaine, du poilaunez, contrepet, pet tout court. Je sais tes limites. Chez la plupart d’entre toi, ton intelligence finit là où commence la nôtre. »
Frédéric Dard prend un plaisir non dissimulé à invectiver ainsi son lecteur dans une volonté marquée de rompre la linéarité propre au récit « populaire ».
De la même façon, Françoise Rullier-Theuret relève la manie du narrateur de se jouer des codes du polar. Frédéric Dard (ou bien est-ce San Antonio ? Les deux se confondent) se plaît à partir dans une de ses fréquentes digressions alors que le suspense est à son comble, l’énigme enfin sur le point d’être résolue. Cet usage intempestif de l’oralité à des moments clé fait dire à la chercheuse qu’ « entre parler et écrire, il ne choisit pas », et ce mélange des styles promeut Frédéric Dard au rang d’adepte du « roman parlant ».
Mais ces ruptures de rythme s’expliquent avant tout par le désir de leur auteur de dévoiler les coulisses de ses romans et de brouiller les pistes entre ce qui relève de la fiction et ce qui appartient à la réalité. Un procédé qualifié par Françoise Rullier-Theuret de « trait le plus original » de son « dispositif parodique global ».
En rendant visibles les codes qu’il emprunte par exemple au feuilleton du XIXe siècle, son ambition est de s’en démarquer « afin d’acquérir une vraie place d’écrivain », estime Françoise Rullier-Theuret. Ce problème de la reconnaissance, centrale dans l’analyse de l’oeuvre du romancier, acquiert une dimension plus importante à mesure que les intellectuels de l’époque s’intéressent à son œuvre.
Article de Solène CORDIER
Ce livre est le n° 12 de la collection « Au coeur des textes » dirigée par Claire Stolz de l’Université Paris-Sorbonne.